14-15 - « Immigration et politiques culturelles : synthèse de trois débats menés en 2014-2015 par Zone Franche »
Zone Franche, en tant que réseau couvrant l'amplitude du champ "musiques du monde" (de la tradition aux cultures urbaines) et des métiers de la musiques, recueille en permanence des témoignages à la fois de ses adhérents et des artistes.
Les ressentis sont négatifs :
- secteur professionnel peu subventionné,et lorsqu'ils le sont, leurs subventions proviennent majoritairement des CT
- artistes éloignés des institutions culturelles et des dispositifs d'aide à la création.
Un sentiment de manque de reconnaissance s'accompagne de celui d'une marginalisation, voire de"ghettoïsation".
Il était important de pouvoir objectiver ces ressentis et la rencontre avec le travail doctoral d'Angeline Escafré-Dublet,"Immigration et politiques culturelles" nous a inspiré cette première série de débats, à l'occasion de nos différentes rencontres (Rencontre Réseau du 4 décembre à Montreuil, Ateliers des Musiques du Monde en Régions du 5février à Lyon et du 6 mars à Nilvange).
Voici quelques éléments saillants qui ressortent des discussions, au cours desquelles ont pu également être rappelés quelques repères historiques.
Concernant l'Etat, en s'en tenant à la création du MCC avec Malraux, on peut identifier 3 moments :
les années 60's : la politique culturelle de l'Etat s'invente dans un double contexte. Dans son projet de représentation de lui-même qu'est sa politique culturelle, il cheche à conforter ou construire une "unité" après la seconde guerre mondiale. Dans le même temps,l'immigration est vue sous le seul angle économique, d'ajustement de main d'oeuvre.
les années 70's : limitation de l'immigration, les besoins en mains d'oeuvre n'étant plus les mêmes. Les immigrés doivent rentrer chez eux. Pour cela, on leur montre leur différence,une différence qui est maintenue à l'écart de la "représentation étatique" citée plus haut. Par exemple, l'émission Mosaîques qui répond àcette entreprise diffuse des documentaires envoyés par les pays d'origine, en langue non sous-titrée et renforcent ainsi le sentiment communautaire, d'une communauté lointaine.
les années 80's : tournant politique, Lang / Fleuret, pour la culture en général et la musique en particulier. Le MCC s'ouvre à une pluralité culturelle, sans remettre en question les grandes institutions existantes pour la musique (Opéras, orchestres etc.). Mais c'est aussi l'ouverture de la Loi 1901 aux étrangers qui jusque là ne pouvaient créer d'associations, l'émergence des radios libres, des régions, et donc d'une première remise en cause du corpus culturel énoncé par un groupe restreint et dominant d'acteurs sociaux. Parallèlement à ça, on assiste à un renforcement de l'action décentralisée de l'Etat à travers les DRAC, mises en place à la find es années 70's.
Mais l'immigration reste présentée sous l'angle des problèmes et des crises, des banlieues essentiellement. Les cultures identifiées comme venant de l'immigration sont alors maintenues dans une fonction utilitariste, d'apaisement social.
Depuis 30 ans, on ne peut pas dire que l'on ait assisté à de nouvelles ruptures franches et reconfigurant le paysage des politiques culturelles. On note seulement quelques adpatations et évolutions,en dépit de la ratification en 2005 de la Convention UNESCO 2005 sur la"protection et la promotion de la diversité des expressions culturelles".
Les institutions culturelles qui structurent le pays restent sous tutelle de l'Etat. Dans le cas des structures co-financées, elles obéissent à des cahiers des charges définis et évalués par l'Etat.
Dans le même temps, les CT, dont l'expertise et la compétence culturelle sont plus récentes (cf loi Defferre début 80's) mènent des politiques hétérogènes. Elles ont par ailleurs le sentiment que tout vient "d'en haut", que leurs marges de manoeuvre sont faibles face à un sytème figé. En regard de ce ressenti, les élus affichent parfois un désarroi face aux questions posées par les pratiques et les apports de l'immigration, récente ou de seconde (voire troisième) génération.Ce désarroi se dit parfois avec beaucoup d'humilité. quand l'Etat (et ses agents) continue à être perçu comme autoritaire, voire arrogant.
Les artistes se sentent envisagés comme des travailleurs immigrés, et ce même après plusieurs décennies d'installation en France. Ils témoignent aujourd'hui d'un écart entre les discours (cf Hollande lors de l'inauguration officielle du Musée National de l'Histoire de l'Immigration : "L'Afrique est la jeunesse de demain, l'Afrique est le futur du monde"), et les traductions concrètes dans les politiques culturelles. Les artistes de "seconde génération" ressentent un inconfort, tiraillés entre inclusion et exclusion.
Tous sont mus par un désir, une nécessité,de créer des passerelles (entre les genres et pratiques musicales, qu'elles soient traditionnelles ou urbaines), entre le pays d'accueil et le pays d'origine. Ils expriment de façon récurrente ce besoin de créer du lien. Le sentiment diffus d'une blessure à réparer perdure au-delà du temps passé en France, et y compris parmi les artistes nés en France de parents immigrés.
En écho à ce vécu, ils revendiquent une dimension citoyenne forte dans la pratique de leur art et leur relation aux publics.
Cette déqualification artistique par l'instrumentalisation de leur travail, et le détournement qui peut en découler à des fins sociales amputées de leur valeur artistique est vécue comme une violence symbolique forte.
Ainsi, nous avons pu identifier trois types de hiérarchisation des cultures, et par là-même de mise à l'écart de la reconnaissance pleine et entière par la République de la légitimité culturelle des artistes issus de l'immigration.
1/ à l'intérieur de la culture réputée"occidentale", une hiérarchisation entre les cultures académiques liées aux pratiques d'une certaine élite sociale (musique écrite dans le champ musical) et les autres cultures (musiques actuelles, comprendre tout ce qui ne relève pas de la musique écrite, pour rester dans le champ musical).
2/ une plus grande valeur accordée aux cultures occidentales par rapport aux cultures extra-européennes.
3/ parmi les cultures extra-européennes,une valorisation des cultures venant d'aires géographiques (Brésil, Etats Unis par exemple) qui ne présentent pas de risque d'immigration massive.
Ainsi, les culture d'Afrique continuent à être les plus dévalorisées par les institutions, et donc mises à l'écart de leur action, reléguées dans l'underground ou vouées à trouver leurs économies dans le seul secteur marchand.
Il y a bel et bien un lien entre la gestion politique de l'immigration et les politiques culturelles qui ne répondent pas àune exigence de "neutralité", encore moins d'égalité, en dépit des intentions affichées.
Quant à la question des publics, elle a évolué depuis Malraux (politique de l'accès), tout en restant exclusivement envisagée sous l'angle des CSP (le poids de la sociologie du travail en France joue un rôle important dans cette orientation). Le principe"d'universalisme" revendiqué par le MCC empêche des enquêtes liées aux origines géographiques[[1]] .Pourtant, là encore le ressenti, ou "la sociologie des couloirs" pour reprendre une expression d'Antoine Hennion, indique un profond malaise sur l'absence de certains dans les espaces de la représentation et de la décision, qu'elles soient culturelles, ou politiques.
La musique est un liant social puissant,affranchi des barrières linguistiques. Elle devrait donc s'offrir de façon évidente comme un enjeu central d'une politique culturelle au service de la diversité, sous réserve de valoriser en premier lieu de qui est commun (LA musique) avant d'entrer dans la complexité du champ et les intrications à l'oeuvre dans la fabrique musicale.
Mais le milieu musical est fragmenté et le jeu de hiérarchisations puissantes, figées dans la construction institutionnelle.
Porteuse de pluralité, les musiques du monde peuvent jouer un rôle d'exemplarité dans un rapport réussi et heureux au multiple. Elles permettent en outre de développer une "empathie universelle", par laquelle la différence est vue sous l'angle de l'élargissement du commun. Malheureusement, tout un pan musical est disqualifié par son assimilation sans nuance au divertissement, et par richochet au seul marché.
Par ailleurs, la France a cette particularité de porter un regard négatif sur l'oralité et l'autodidaxie, la condition d'une "bonne" réception et "compréhension" de la musique passe par un apprentissage validé par des instances académiques.
L'un des artistes invités à nos rencontres cita à ce titre Léo Ferré : "A l'école de la poésie, on n'apprend pas, on se bat".
On ne peut hélas qu'adhérer au constat d'un déficit de considération par les politiques culturelles structurantes, des musiques du monde, invitées à choisir entre la relégation institutionnelle ou le marché.
Il semble donc urgent de revoir les cahiers des charges des institutions culturelles et des dispositifs d'aides à la création, et plus encore l'évaluation de la mise en oeuvre réelle de ces préconisations qui conditionnent les soutiens publics, essentiellement nationaux, ainsi que de veiller à un équilibre des expertises des évaluateurs.
Rappel des trois débats organisés par Zone Franche sur la saison 14-15
RENCONTRE RESEAU
Montreuil,4 décembre 2014 (en partenariat avec Africolor)
Nous avions accueilli avec enthousiasme, voici quelques mois la publication "Immigration et politiques culturelles" d'Angeline Escafré-Dublet que le Musée de l'Histoire de l'Immigration a co-édité avec la Documentation Française. Cet ouvrage, synthèse du travail de recherche doctoral de son autrice, constitue un rare corpus d'outils d'analyse de nos politiques publiques de la culture, en particulier de l'Etat, et apporte la nécessaire objectivité à une thématique abordée essentiellement sous l'angle des ressentis et des impressions. Et si les intuitions des "couloirs" sont voisines de la vérité, il n'en est pas moins nécessaire de recourir à des approches plus objectives.
La question de la diversité culturelle constitue une des bases de l'ADN de notre fédération dédiée aux musiques du monde. Il nous a paru incontournable de nous approprier ce corpus de connaissances, de le mettre en partage et en débat au cours de plusieurs de nos rencontres en 14-15. En effet, cette dialectique brisée entre l'enrichissement culturel et artistique que sont les apports de l'immigration et le catéchisme malrussien toujours à l’œuvre au Ministère de la Culture exprime un impensé fondamental de nos politiques culturelles. Notre volonté est de pouvoir nourrir une prospective à partir de ces constats, appuyée sur notre expertise des musiques du monde.
En présence de :
Marie Poinsot : Responsable du département Editions du Musée de l’Histoire de l’immigration, et rédactrice en chef de la revue Hommes et Migrations.
Jacques Renard : Ancien directeur du CNV, ancien conseiller technique de Jack Lang
Hocine Boukella : compositeur, musicien de Cheikh Sidi Bémol
Modération : Anne Quentin
ATELIERS DES MUSIQUES DU MONDE EN REGION
La première rencontre organisée avec le festival Africolor à Montreuil, a souligné le caractère inédit d’un tel débat posé dans un contexte culturel. Nous avons voulu poursuivre la réflexion en l’inscrivant dans différents contextes territoriaux, notamment à Lyon le 5 février, et à Nilvange le 6 mars, au Gueulard +.
Lyon,5 février 2015 (en partenariat avec Métiola productions)
En présence de :
Angéline Escafré-Dublet : Maître de conferences en science politique à l’Université Lumière Lyon 2
Jonathan Ludovico Da Silva :Président du CMTRA
Amazigh Kateb : auteur/compositeur et chanteur du groupe Gnawa Diffusion
Modération : Hervé Riesen (Directeur adjoint à la direction des affaires internationales de Radio France)
Nilvange,6 mars 2015 (en partenariat avec le Gueulard +)
En présence de :
Mamadou Diouf : Artiste
Aissate Ba : Artiste
Kader Fahem : Artiste
Josiane Madelaine : Vice-Présidente du Conseil Régional de Lorraine, Chargée de la coopération transfrontalière et décentralisée et de la Solidarité Internationale, Vice-Présidente du Comité Régional du Tourisme
Moreno Brizzi : Maire de Nilvange, Président du Conseil d’Administration le Gueulard +, Vice-Président de la Communauté d’Agglomération du Val de Fensch en charge des musiques actuelles
Lucie Kocevar : Adjointe au maire de la ville de Fameck, Vice-Présidente Culture, patrimoine et tourisme de la communauté d’Agglomération du Val de Fensch, Conseillère régionale de Lorraine, Membre de la Commission permanente, Vice-Présidente de la commission aux formations
Modération : Fabienne Bidou (directrice de Zone Franche)
[[1]] à noter qu'une enquête sur les contrôles d'identité parla police vient d'être réalisée sur ces critères. Il en ressort par exemple,qu'un individu de sexe masculin, jeune, à la peau noire et portant une capuche a 11,4 fois plus de "chances" d'être contrôlé qu'un individu à la peau blanche.